Chapitre 1

Je me levai mardi matin avec une sensation de gueule de bois. J’avais trop dormi, et trop rêvé. Je ne me souvenais pas de tout, mais des images restaient dans le fond de mon esprit, des images où Jared était là, à la maison, et aussi au bureau, et en photo sur la couverture du prochain Holloway.

Jared était J. Holloway. La réalité me frappa encore une fois de plein fouet, me réveillant complètement.

Cette vérité avait du mal à s’inscrire en moi. Il m’était difficile de superposer les deux hommes afin qu’ils n’en fassent qu’un seul. Même si je m’étais doutée qu’Holloway n’avait pas soixante-dix ans, je ne l’aurais pas imaginé aussi jeune que Jared. Il y avait trop de maturité dans ses histoires.

Et Jared… Comment trouvait-il le temps d’écrire ? C’était ahurissant !

Je me demandai quelques instants ce que j’allais faire de ma journée. Kirk m’avait autorisée à rester à la maison, mais est-ce que j’avais vraiment envie de tourner en rond, à ruminer les mêmes pensées, en restant ici ?

Non, certainement pas. Sinon j’allais devenir folle.

Je décidai donc d’aller au bureau. J’avalai un Advil, me préparait en vitesse, trop anxieuse de faire quelque chose, de ne pas focaliser sur le drame du moment.

Évidemment, même là-bas, je ne pourrais pas m’empêcher de penser à la situation, difficile d’échapper à Jared alors que son dernier roman serait dans toutes les pièces, comme le futur best-seller qui faisait notre fierté… Mais j’avais d’autres manuscrits sur lesquels travailler… Rien que ça, ça me changerait les idées.

J’étais un peu en retard quand j’arrivai au bureau. Les bus avaient été ralentis par la neige de la nuit qui n’était certes pas tombée en couche épaisse, mais avait rendu la route glissante. Finalement, gelée jusqu’aux os par le froid glacial de cette matinée, je rentrai dans le bâtiment où je travaillais.

Dans l’ascenseur, mon cœur s’accéléra en pensant à ce qui s’était passé la veille. August. Kirk avait dit qu’il le licenciait, mais est-ce qu’on pouvait virer quelqu’un du jour au lendemain ? Est-ce qu’il serait toujours là ?

L’idée de le croiser me provoqua des palpitations. Rien que de penser à sa voix contre mon oreille, à son parfum, j’avais envie de vomir.

Quand l’ascenseur s’ouvrit au trente-septième étage, j’eus presque des regrets d’être venue, finalement. Mary était à l’accueil, comme d’habitude, son chignon tiré au sommet de sa tête, son maquillage impeccable, son tailleur parfait, ses talons de douze centimètres… Je me sentais toujours décalée à côté d’elle, comme si j’étais une petite fille arrivée là par hasard, avec mon jean râpé, mes bottines fourrées, ma doudoune et mon bonnet à pompon.

Elle me fit un sourire radieux en me voyant arriver.

— Andie, m’appela-t-elle d’un air de conspiratrice.

Je m’approchai de son comptoir.

— Bonjour, Mary.

— Tu es l’héroïne du bureau, m’annonça-t-elle tout de go, avec un éclat dans les yeux qui me donnait l’impression qu’elle était soudainement très fière de me connaître.

C’était le genre de fille prête à se damner pour toucher quelqu’un de célèbre, une fois dans sa vie. Son existence devait être bien, bien vide… Je lui fis un sourire compatissant. Mais une pensée me traversa l’esprit.

— Ah bon ? Pourquoi ? demandai-je, avec une angoisse soudaine.

Que je connaisse le secret de Jared, c’était une chose. Mais Mary ? Miss gossips allait raconter à tout le monde qui était Holloway ? Est-ce que l’info était déjà en train de se partager sur Twitter ? Je n’avais pas envie de ça pour lui.

Je comprenais, malgré tout, son besoin de discrétion. Nous vivions dans un monde où, avec Internet, tous les faits et gestes d’une personne un tant soit peu connue pouvaient faire le tour du monde en quelques secondes. Twitter, Facebook, Instagram étaient les supports numéro un des espions de stars. De gens comme Mary.

— Tu as mis une sacrée trempe à August ! Il faisait du rentre-dedans à toutes les filles de la boîte. Sofia était amoureuse, et elle acceptait tout de lui. Mais elle a compris, dernièrement, qu’il était loin de se contenter d’elle et elle avait commencé à parler de ce qu’elle vivait… J’ai eu droit moi aussi à ses avances nauséabondes quand je suis arrivée, et celle qui occupait mon poste avant moi également. Mais personne n’avait eu le courage de se défendre comme tu l’as fait. Tu es extraordinaire.

J’étais gênée. Je ne me sentais pas extraordinaire. Je m’étais juste défendue. Et si j’avais été un homme, aurais-je été traité en héros ? Mais je ne voulais pas rentrer dans ces considérations avec Mary. C’était un instinct de survie qui m’avait fait balancer le bac à papier à la tête d’August.

— C’est gentil… Merci.

— C’est ton petit ami qui est arrivé hier comme une furie ? enchaîna-t-elle.

Mince.

— Oui, on peut dire ça…, murmurai-je.

Je n’avais pas envie non plus de rentrer dans les détails de ex, pas ex, Jared Sanders/Holloway. Que savait-elle vraiment ?

— Il est beau comme un dieu, soupira-t-elle.

J’eus un petit rire. Même avec une barbe d’ermite enfermé dans sa grotte depuis des semaines, Jared les faisait toutes craquer…

— Oui, c’est vrai.

— Il fait quoi dans la vie ?

Ahhh… Je regardai Mary avec attention. Elle ne semblait pas jouer la comédie. Visiblement, elle n’avait pas tout vu, ou tout compris, de la scène de tragédie qui s’était jouée dans le bureau de Kirk hier.

— Il est médecin, marmottai-je en guettant sa réaction.

Son visage prit un air rêveur…

— En plus il est intelligent…, souffla-t-elle, extatique.

Cette fille devait lire un paquet de romances à mon avis. Elle était en manque sévère d’histoires d’amour.

Mais sa réaction me rassura. Elle n’avait réellement pas compris que Jared était Holloway. C’était déjà ça.

— Oui, répondis-je d’une voix faible. Tu ne peux même pas imaginer à quel point…

Non, elle ne pouvait pas savoir qu’il était également brillant, un écrivain de génie.

Elle se pencha vers moi et étreignit mon avant-bras d’un geste affectueux.

— Garde le précieusement. Des hommes comme ça, ça ne court pas les rues ! gémit-elle en serrant mon bras un peu plus fort.

Oui, ça se confirmait, cette fille était en mal d’amour. Je me demandais comment c’était possible : elle était belle, grande, avec un corps de mannequin… Comment une femme pareille pouvait-elle être seule ?

Je lui fis un petit sourire crispé.

— Merci de ton conseil…

Que dire de plus ? Jared est parfait, mais il m’a menti ? Comment accepter cette trahison ? Est-ce que je pourrai lui faire confiance à nouveau ?

Pour changer le sujet de la conversation, je lui posai la question qui m’avait turlupinée depuis le début :

— Est-ce qu’August est encore là ? soufflai-je d’une voix incertaine.

Mary ouvrit de grands yeux comme si j’étais folle à lier.

— Bien sûr que non ! Tiberius l’a vidé dès qu’il a repris connaissance. Tu aurais vu le ramdam que ça a fait. August a tenté de se défendre, prétendant que c’était toi qui l’avais séduite pour mieux le rejeter et l’humilier. Là-dessus, Sofia est venue rajouter sa sentence. Elle était blessée, car elle était très amoureuse d’August, mais commençait depuis un moment à se lasser de son jeu pervers. Elle a raconté devant tout le bureau ce qu’il lui avait fait subir. August était blanc, à part le sang qui avait séché sur son crâne suite à ton coup de maître.

— Ah, j’ai loupé quelque chose, on dirait.

— Ça, oui ! Hier a été une journée épique et mémorable ! Kirk a dit qu’il en avait assez entendu. Il a sommé August de vider son bureau dans l’heure. Et voilà. Plus d’August. Tu n’as pas à t’inquiéter, il ne rôdera plus dans le local à copies.

— Tant mieux.

J’étais réellement soulagée.

— Tu l’as dit. Kirk est déjà en train de chercher quelqu’un pour le remplacer.

— Merci Mary, pour toutes ces infos. Je me sens déjà plus sereine pour reprendre le travail, là.

— Pas de quoi, Andie. Bonne journée.

Elle me fit un grand sourire et se replongea dans la lecture de son écran.

Je n’étais partie que depuis hier, mais j’avais l’impression de revenir après une longue absence. Tout était identique, et pourtant, tout avait changé. En vingt-quatre heures, August avait été viré et Holloway avait à présent un visage, une voix… Et même un goût, une peau… Je frissonnai en pensant à cela.

J’avais évité de songer au corps de Jared, à ses mains, à son parfum, ses baisers… À cette nuit au Purple Sun, à la chanson de Sting, au bain que nous avions pris… À tous ces moments très forts d’intimité, pour ne pas sentir le manque et le désir me tordre de douleur.

Mais là… D’un seul coup, tout me revint en tête. J’avais fait l’amour avec Holloway… L’auteur le plus célèbre du pays. J’avais été dans ses bras, j’avais gémi de plaisir sous ses caresses. Oh. Mon. Dieu. J’avais couché avec Holloway…

Je me sentis rougir violemment.

Ça me donnait envie de rire comme une dinde. J’avais couché avec Holloway. Moi… Celui qui décrivait ces scènes érotiques magnifiques… Hum… Je pouvais confirmer qu’il était aussi doué avec les mots qu’avec son corps…

Finalement, en me laissant tomber dans mon fauteuil, je me mis à rire, un rire de fille bécasse. Mais c’était tellement bon ! J’avais l’impression de chasser un gros poids de stress, juste avec ce rire.

Je réveillai l’écran de mon ordinateur qui mit du temps à se rallumer. Visiblement, lui aussi avait apprécié de dormir longtemps. Finalement, les pages que j’avais laissées ouvertes hier en partant apparurent.

Ainsi que ma boîte mail.

J’avais reçu un message d’Holloway.

Mon cœur fit une pirouette dans ma poitrine, remonta dans ma gorge avant de se mettre à battre à 100 000 à l’heure.

Chapitre 1

Le réveil sonna, strident, agaçant et me fit sursauter. J’étais si bien… Je rêvais que je dormais contre Jared, dans le creux de sa poitrine, entourée de son parfum rassurant… J’ouvris les yeux avec réticence. Je ne pouvais pas me rendormir ? Retourner dans mon fantasme ? J’étais si bien contre lui… Je voulais y replonger et ne plus jamais le quitter.

Mais ma sonnerie insistante, la lumière du jour qui passait entre les rideaux, tout semblait en avoir décidé autrement et je m’arrachai de mon doux songe en maugréant.

Les yeux mi-clos, je m’étirai en gémissant. Tiens, je n’étais pas en pyjama, mais entièrement nue sous ma couette. Je me redressai d’un coup. À ce moment-là, la porte de ma chambre s’ouvrit et Jared apparut, les cheveux mouillés, habillé de pied en cape.

Oh. Mon. Dieu. Ce n’était pas un rêve. Jared avait vraiment passé la nuit ici, avec moi, dans mon lit. Et j’avais bien dormi contre lui, dans le creux de ses bras. Mmmmhh… Je glissai ma langue sur ma lèvre inférieure en y repensant. Les images et les sensations de notre nuit me revinrent d’un coup et mon ventre se serra à nouveau quand je réalisai tout ce qui s’était déroulé entre nous. Nous avions franchi un grand pas. En quelques heures, j’étais passée de l’inconnue énamourée qui admirait le pianiste de loin à sa… petite amie ? Maîtresse ? Je ne savais pas trop quel était mon statut officiel, mais peu m’importait. Je désirais être avec un homme comme Jared, une sorte de prince charmant, de miracle évident et il était tout cela. Qu’espérer de plus ?

Jared me fit un sourire éclatant qui serra mon cœur transi par tant de beauté, et vint s’asseoir sur le bord du lit.

— Bonjour, toi. Bien dormi ? interrogea-t-il d’une voix douce en passant l’arrière de ses doigts sur ma joue.

Je frissonnai à ce contact. Comment pouvait-il me mettre dans un tel état avec un geste aussi simple ?

— Oui, très bien, même si j’avoue que j’aurais bien continué une heure ou deux, murmurai-je.

Il eut un petit rire.

— Et toi, tu as bien dormi ? me dépêchai-je de lui demander.

— Très bien. Ton lit est très confortable. À moins que ça ne soit toi…

Je souris bêtement. Cet homme me faisait complètement craquer.

— Tu t’es levé tôt, fis-je remarquer, presque comme un reproche.

J’aurais préféré me réveiller contre lui, le renifler, revenir à la conscience et réaliser que j’étais avec lui de façon certaine.

— Je dors peu, Andie. Je te l’ai déjà dit. Je me suis permis de prendre une douche. C’est un palais pour poupée Barbie, votre salle de bain !

Je rigolai.

— C’est à cause de Kaylee.

D’un seul coup, je me souvins des évènements de la veille.

— Oh ! Kaylee ! J’espère qu’elle va bien !

Jared haussa les épaules.

— Je pense que oui, elle s’est consolée dans les bras d’Ethan.

— Il est toujours là ?

— Je l’ai croisé en sortant de la salle de bain. C’est une situation pour le moins inhabituelle. Inédite. Ça ne m’était jamais arrivé.

Il fronça les sourcils.

— Je suis contente de savoir que tu es encore proche ton frère.

— Oui bien sûr. Ethan est très indépendant de la famille. Il mène sa vie comme il l’entend. Par contre, il ne raconte pas à notre père que nous nous rencontrons. Seulement à notre mère, pour lui dire que je vais bien.

— Tu ne vois pas ta mère ? demandai-je d’une voix un peu trop aiguë. Elle ne peut pas faire comme Ethan ?

Jared secoua la tête alors qu’un grand sentiment de tristesse se posait sur ses traits parfaits.

— Non. Ma mère est très dépendante de mon père. Elle a beau être un génie dans ses activités et gérer son univers à la baguette, à la maison, c’est une autre histoire. Mon père est l’homme de sa vie, son repère, sa bouée. Elle a eu une enfance difficile et je pense qu’il l’a sauvée, d’une certaine manière. Elle ne ferait rien qui risquerait de l’éloigner. C’est surtout pour elle que j’ai fait ces études de médecine. Pour que nous puissions nous revoir, donner l’illusion que tout va bien dans la famille. Si elle avait eu le courage de passer outre les exigences de mon père, je ne ferais peut-être pas tout cela.

Il poussa un profond soupir.

— Je suis désolée, murmurai-je.

Je passai une main sur sa joue. Je n’avais plus l’habitude de montrer de la tendresse spontanément, surtout à quelqu’un que je connaissais si peu, mais Jared m’incitait à faire tellement de choses dont je n’étais pas coutumière… J’aimais le toucher de sa barbe, un mélange de douceur et de piquant… Il tendit son visage vers ma main, comme s’il avait désespérément besoin de ce contact et ferma les yeux. Quand il les rouvrit, la tristesse que j’y avais vue avait disparu et c’est d’un ton plus dur qu’il répondit.

— Ça ira bientôt mieux, j’ai juste à prendre mon courage à deux mains pour affronter mon père et son éventuel courroux de ne pas être devenu chirurgien comme lui, et je pourrai enfin débarquer et brandir mon diplôme chèrement acquis. On pourra alors prétendre que tout est normal, ma mère retrouvera le sourire… Et voilà…

— C’est quand même dommage d’en arriver là…

Jared haussa les épaules en signe de fatalité.

— Si la vie était simple, ça se saurait, murmura-t-il.

— Une fois que tu te seras réconcilié avec ta famille, que ton père comprendra ce que tu as fait pour lui, tu pourras peut-être faire ce que tu désires vraiment, non ?

— Mais j’aime être médecin, Andie. J’ai appris à apprécier ce travail, le contact avec les gens, le besoin de leur venir en aide, avoir la conviction que je peux leur apporter quelque chose, voire même sauver leurs vies… Je comprends mieux ce que ressent mon père et pourquoi il tient à ce que nous nous mettions au service des autres. Je déplore juste de n’avoir pas eu le choix…

— Et si tu avais eu le choix ? Qu’aurais-tu fait ?

Les yeux de Jared s’éclairèrent de lueurs malicieuses. Il me fit son sourire moqueur et sexy à la fois. Il appuya brièvement son index sur le bout de mon nez, posa un baiser chaste sur mes lèvres avant de se lever.

— Si tu savais, Andie, si tu savais. Mais je ne peux pas en parler maintenant. Je dois y aller.

— Quoi ? Déjà ? m’exclamai-je.

Oh non, pas tout de suite ! Je ne voulais pas qu’il parte, je ne voulais pas que l’on se quitte, je désirais passer tout mon temps avec lui, chaque minute, chaque seconde auprès de lui ne faisait qu’attiser ma soif de mieux le connaître, de le découvrir plus.

— Eh oui, ma douce Andie. J’ai des choses à faire.

Je fis une moue boudeuse.

— Il est encore tôt… On ne peut pas petit-déjeuner ensemble ?

Jared se pencha à nouveau vers moi et du bout des doigts, dessina le contour de mon visage. Ses yeux étaient sérieux, d’un seul coup, son regard bien trop intense. Mon ventre se noua.

— Andie, j’adorerais partager chaque instant avec toi. Tu n’imagines pas…

Il s’interrompit, ferma les yeux.

— Je dois y aller. D’autres affaires m’attendent.

Il déposa un baiser sur ma joue, inspira longuement dans mon cou puis se redressa.

— Au revoir, ma toute belle. Je t’appelle très rapidement.

Puis, sans se retourner, comme à chaque fois qu’il me quittait, il sortit de ma chambre et disparut. J’entendis la porte de l’appartement s’ouvrir puis se refermer. Si je n’avais pas été nue, je me serais levée, je lui aurais couru après pour le retenir, le serrer contre moi, mais je savais que Micah, Kaylee et peut-être Ethan étaient encore là, je ne voulais pas risquer de les croiser dans cet état.

Les changements d’humeur de Jared ne cessaient de me surprendre. Il pouvait être tellement tendre, attentionné, doux… Et l’instant d’après, c’était comme si quelque chose lui passait par la tête et le transformait entièrement. Je sentais qu’il me cachait quelque chose. Jared était un être complexe, que je devinais solitaire et blessé… Je haussai les épaules. Nous nous connaissions à peine. Je devais faire en sorte qu’il apprenne à me faire confiance et peut-être alors serait-il prêt à s’ouvrir totalement à moi.

Sans aucune motivation, je me levai, enfilai mon pyjama pour m’enfermer dans la salle de bain. L’eau bouillante de la douche ne parvint pas à me réchauffer. Mon instinct me criait que la journée allait être mauvaise…

Dès que je me posai sur le fauteuil de mon bureau, je vis que j’avais reçu un mail. C’était Holloway.

Chapitre 1

Je posai mes sacs sur le grand lit et m’assis timidement sur le bord de ce dernier, le cœur battant la chamade. Mon regard fit le tour de cette pièce inconnue, encore impersonnelle, qui allait devenir mon nouveau territoire. Je secouai la tête. J’avais du mal à y croire. Et pourtant... Enfin, j’y étais. J’étais en train de réaliser mon rêve. J’étais à New York. Pour le moment, ma chambre était dépouillée
de tout, à part le lit (sans draps), la table de chevet et le placard (vides), mais je me faisais déjà une joie à l’idée d’aménager les lieux à ma convenance. Dire qu’il y a quelques heures, j’étais à Paris, en France, où je prenais quelques jours de congés en compagnie de mon frère, après avoir terminé mon premier contrat de travail là-bas. Nous étions des enfants du monde, avec un père américain et une mère française, vivant à cheval sur deux continents, parlant les deux langues, étudiant dans les écoles de chaque pays en fonction des missions de papa, un nom important dans l’univers de l’édition. J’avais suivi ses traces alors que mon frère, Luke, était devenu un grand chef dans un hôtel parisien.
— Ça va me faire bizarre de ne plus t’avoir comme voisine, Andie, m’avait dit Luke en me déposant à l’aéroport. Et les enfants vont perdre leur tante préférée...
— Ça me fait bizarre à moi aussi, mais les avions ne vont pas disparaître après mon départ, on pourra continuer à se voir, même si c’est moins souvent. Et on se skypera !
Luke avait fait une moue boudeuse.
— C’est pas pareil. Mais c’est maman qui sera contente de t’avoir moins loin. Boston n’est qu’à trois heures de route.
— Oui, et elle adore New York également. Je suis certaine qu’elle va sauter dans sa voiture dès qu’elle en aura l’occasion.
— C’est-à-dire... pas souvent !
Nous nous étions esclaffés. Après la mort de notre père, elle s’était jetée à corps perdu dans un nouveau travail qui la passionnait : un ami qui possédait des galeries d’art un peu partout aux États-Unis lui avait confié la gestion de deux d’entre elles à Boston, ce qui la tenait très occupée. Cela lui avait permis d’oublier la douleur de la perte de l’homme de sa vie, même si cette blessure ne se refermerait jamais.
— Quoi qu’il en soit, je suis fier de toi. Passer d’une maison d’édition française à une maison
d’édition américaine, c’est une prouesse ! Tu vas faire des étincelles !
— Merci. J’espère que je serai à la hauteur.
— J’en suis certain. Tu es la fille de notre père, Andie. Lui aussi serait fier. Il avait commencé sa carrière à New York, avant de venir travailler à Paris.
— Je ne sais pas si je dois m’inquiéter de ces similitudes. Je pense qu’un psychiatre se régalerait à étudier la question...
— Ha ! ha ! Au diable les psys. Du moment que tu es heureuse, c’est le plus important.
Avant de me laisser devant les contrôles de sécurité, il m’avait serrée contre lui, en murmurant :
— Prends soin de toi, sœurette. Ne laisse personne te marcher sur les pieds. Même pas ton boss.
— Ne t’en fais pas, Luke, il n’est pas né celui qui tentera de m’arrêter.
Luke était parti d’un grand éclat de rire qui avait résonné dans mon coeur. Il m’avait étreinte plus fort avant de me relâcher.
Je n’avais pu m’empêcher de laisser couler une larme. Luke et sa famille allaient me manquer. Il avait deux enfants dont j’avais été la baby-sitter privilégiée pendant les deux dernières années. Ne plus les voir grandir au quotidien, ne plus recevoir leurs câlins baveux serait le plus difficile dans cette aventure. Rien qu’en pensant à nos adieux, je me sentis redevenir émotive. Évidemment, à peine arrivée à JFK, je lui avais envoyé un message sur WhatsApp pour le rassurer. Mais, une fois dans le taxi pour Manhattan, j’avais oublié ma tristesse et mes doutes. La ville s’étendait là, sous mes yeux. Nous avions traversé un pont au-dessus de l’Hudson River et la skyline était apparue au loin, avec l’Empire State Building reconnaissable entre tous, la nouvelle tour du World Trade Center, brillante dans la lumière. Les larges avenues, les taxis jaunes, le ciel très bleu, j’étais à New York et je me sentis envahie d’une joie qui submergeait tout. Ma nouvelle vie allait commencer et j’avais décidé qu’elle serait parfaite et excitante.
Pour commencer à vivre ma nouvelle vie parfaite et excitante, j’avais eu une chance incroyable. Dès que j’avais su que j’avais décroché le poste de mes rêves, j’avais épluché les offres de colocation et j’étais tombée sur l’annonce impossible : deux jeunes gens d’à peu près mon âge partageaient un grand appartement dans l’Upper East Side, à un bloc de Central Park et cherchaient
quelqu’un pour la troisième chambre à un prix défiant toute concurrence ! C’était un des quartiers les plus huppés de la ville et, surtout, très pratique en transports en commun pour rejoindre mon nouveau travail. Je m’étais dépêchée de postuler, priant pour que personne n’ait décroché cette opportunité avant moi, et finalement, j’avais été l’heureuse élue. Et voilà... J’y étais ! Le garçon, Micah, n’était pas présent, mais Kaylee, la fille, était là à mon arrivée et m’avait accueillie toute souriante et radieuse, me faisant un hug comme si nous nous connaissions depuis toujours. Elle m’avait fait faire le tour du salon, un grand séjour lumineux où un large canapé d’angle jonché de coussins posés en vrac faisait face à un immense écran plat accroché à la paroi de briques rouges. Dans le coin opposé, la cuisine était agréable, avec un bar et de hauts tabourets. Plusieurs tapis persans se superposant les uns les
autres recouvraient le parquet sombre dans un joyeux bazar bariolé. Aux murs, des toiles aux couleurs et tailles variées accentuaient l’ambiance chaleureuse, jeune et décontractée de l’espace de vie. J’avais tout de suite aimé cet endroit. Puis Kaylee m’avait montré ma chambre avant de s’éclipser subtilement pour me laisser le temps de m’habituer à mon nouveau chez-moi et commencer à déballer mes affaires. Tout avait commencé quand j’avais postulé pour un emploi dans l’édition à New York, ce que je faisais déjà  avant, mais à Paris. J’étais diplômée d’Harvard, donc une université américaine. Cela avait été un avantage – et le fait que je sois
bilingue – pour dénicher un super job à Paris, et j’espérais qu’il en serait de même pour entreprendre une nouvelle carrière aux États-Unis. Évidemment, j’étais allée frapper chez les plus grands éditeurs et agents, tous situés à New York. Peur de rien, même si j’avoue que je n’y croyais pas. Mais qui ne tente rien n’a rien, n’est-ce pas ? Cette envie n’était pas le fruit du hasard. J’avais toujours aimé la Grosse Pomme, où j’avais séjourné à plusieurs reprises avec papa quand il venait ici en mission. La ville m’attirait comme du
miel attire une abeille : son architecture délirante, son rythme, ses couleurs, sa folie... Et puis il y avait la fin de ma relation avec Pierre. Je pensais qu’il était le bon, que nous allions nous marier, avoir des enfants. L’histoire classique, banale, mais que je voulais partager avec lui, parce que je l’aimais. Nous travaillions dans deux boîtes voisines, situées dans la même rue au centre de Paris, ce que je trouvais génial au début : on se voyait tous les jours pour le déjeuner, on faisait les trajets ensemble... Jusqu’à ce que notre idylle s’arrête nette le jour où il m’avait avoué qu’il avait rencontré quelqu’un d’autre. À partir de ce moment-là, ma vie s’était transformée en enfer – côtoyer autant son ex, le rencontrer partout, c’était un cauchemar – et je n’avais eu qu’une seule idée : partir le plus loin possible. Et le plus loin possible avait vite pris l’image de New York dans ma tête.

Brésil – État du Minas Gerais – Juin

L’air était moite. Une forte pluie venait de tomber, mais cela n’atténuait pas l’atmosphère fébrile de cette fin de journée. C’était le premier jour des Fiestas Juninas qui allaient animer tout le mois de juin.

Enfants et parents étaient occupés à donner les dernières retouches à leurs costumes et peaufiner leur maquillage, d’autres préparaient de grands bûchers qui éclaireraient les rues pavées de cette petite ville à l’architecture portugaise du Minas Gerais. Sur la place de l’église, des enceintes diffusaient une musique entraînante encourageant ceux qui montaient les stands pour les repas et les rafraîchissements. Bientôt, des pétards seraient lancés pour annoncer le début des festivités.

Jorge et sa femme Paola étaient en train de fermer leur épicerie. Il était tôt, mais il n’y aurait plus aucun client. Comme chaque année, ils prendraient part eux aussi à la liesse grandissante et devaient se hâter de monter leur stand de restauration dans l’une des rues principales de la ville.

Jorge rentrait les chariots de fruits et légumes pendant que sa femme comptait la caisse à l’intérieur du magasin.

Un bruit métallique lui fit lever la tête. Elle vit rouler une canette de Coca-Cola derrière un rayon. Elle haussa un sourcil et revint à sa comptabilité lorsqu’une silhouette se planta face à elle. Paola étouffa un cri de stupeur en mettant sa main devant sa bouche.

Le corps devant elle était maigre et portait pour seul vêtement un long T-shirt sale. Elle regarda son visage et n’aurait su dire s’il s’agissait d’un homme ou d’une femme. Son crâne était quasiment chauve et ses yeux cernés de gris anormalement enfoncés dans les orbites.

— Jorge ! cria-t-elle, Jorge !

À ses cris, les yeux de l’intrus se crispèrent d’effroi. Il fit plusieurs pas rapides vers la femme avec les quelques forces qui lui restaient et murmura des mots presque inaudibles.

— Me ajudar… por favor, me ajudar…1

Il ne vit pas derrière lui l’épicier lever un bras armé d’une bouteille.

Il s’écroula sur le sol.

Le couple se regarda quelques secondes, ne sachant que faire.

Paola finit par sortir de derrière le comptoir et aida son mari à retourner le corps. Les formes sous le T-shirt ne laissaient pas de doute à présent : c’était une femme.

Brésil – Rio de Janeiro – Quatre mois plus tôt ; mars

Charly descendait lentement les marches du grand escalier, laissant glisser sa main sur la rampe en acajou de cet autre Mores situé à plus de douze mille kilomètres de celui qu’elle avait connu en plein cœur de Paris.

Le club se trouvait dans une bâtisse coloniale entourée d’un immense jardin tropical.

Un lieu de petits jeux érotiques où tout le monde se regarde, s’admire et semble faire l’amour à distance. Les préliminaires commencent par un regard appuyé sous les masques et des lèvres que l’on trempe dans une coupe de champagne.

Ici, on ne choisit pas son fantasme, mais on préfère se laisser surprendre. Il suffit d’un mot prononcé à l’oreille des fantasios, ces hommes-femmes masqués postés devant la maison, vêtus de blanc et de noir, pour être conduit dans l’une des cases de pierres dispersées sur la propriété : les caixas de fantasias comme les clients les appellent ici – les boîtes à fantasmes.

Tout paraissait bien différent du club parisien du même nom, à trois détails près : Charly savait à présent que l’anonymat n’existait pas, que tout était filmé et enregistré, et que malgré les masques tout le monde était identifiable. Mais elle n’était plus flic et toutes ces questions lui importaient peu.

Il y avait aussi une tapisserie, comparable à celle de Paris, mais représentant des gens du pays et à une époque plus tardive – peut-être le xviie siècle. On y voyait des hommes et des femmes de couleur avec des Blancs, à l’époque où l’esclavage sévissait encore au Brésil.

Non seulement la tradition du père Anselme de Fourquevaux s’était perpétuée, mais Mores était un espace véritablement à part, où tous les hommes étaient libres. La tapisserie décorait l’une des pièces où les personnages brodés semblaient épier les corps s’adonnant aux mêmes plaisirs inavouables qu’eux.

Et enfin, il y avait une horloge imposante qui ne donnait jamais la bonne heure.

En découvrant ce lieu, Charly ne put s’empêcher de penser à son ancienne équipe et à Romuald Livremond, ce personnage insondable qui l’avait sauvée et avait provoqué son départ de la police judiciaire, mais elle savait au fond d’elle que sa situation était intenable et qu’elle aurait fini par claquer la porte. Il avait simplement précipité les choses. Mais pourquoi se préoccupait-il d’elle ? Peut-être même qu’à cet instant il l’observait, pensa-t-elle.

Ce soir-là, Charly avait mis une robe noire seyante, mais pas moulante, s’arrêtant au-dessus des genoux. Le haut, ras du cou, s’ouvrait en dos nu plongeant juste au-dessus des fesses.

Ses lourds cheveux châtains lui caressaient le dos. Alors qu’elle descendait les marches, elle sentit son corps s’électrifier, il semblait déjà ne plus lui appartenir.

Arrivée en bas, des regards se tournèrent vers elle, hommes comme femmes, mais elle n’en cherchait qu’un et lorsqu’elle le vit, elle ne put en détacher les yeux. Elle ressentait le même frémissement qu’au début, le même abîme s’ouvrant dans son ventre. Un liquide chaud coula de son sexe et humecta le haut de ses cuisses.

Elle s’empara d’une coupe de champagne qu’un des nombreux serveurs proposait.

La pièce de réception donnait sur une large véranda.

Marc, assis sur un long canapé, était en grande discussion avec l’homme qui les hébergeait depuis trois semaines à Rio.

Il s’appelait David Alvès, un homme d’affaires de soixante-neuf ans. Il teignait un peu trop ses cheveux, mais il avait encore belle allure. Sa femme, une fausse blonde qui avait la moitié de son âge, se tenait à ses côtés vêtue d’une robe blanche moulante et transparente.

Charly n’aimait pas cet homme et ses manières. Quant à sa femme, une ex-mannequin, elle n’avait qu’une préoccupation : fréquenter tous les endroits en vue du pays et faire la une de la presse people. Elle les salua rapidement en arrivant et par une pression de la main sur l’entrecuisse de Marc lui fit comprendre ses intentions.

Marc quitta ses hôtes et se dirigea avec Charly vers l’un des fantasios postés à l’extérieur de la maison. Charly se pencha à son oreille et dit : agora – maintenant.

Le fantasio, sans rien exprimer sur son visage ni même les regarder, se mit en mouvement pour les conduire dans l’une des caixas de fantasias.

Des torches disposées le long de petits chemins de graviers éclairaient leurs pas. Plus loin, des invités profitaient de la piscine à débordement qui donnait sur des champs de canne en contrebas. Tout au fond, on apercevait la mer qui scintillait sous la pleine lune.

Le fantasio sortit du chemin balisé et se dirigea vers les champs. Au fur et à mesure de leur progression, la musique de la maison laissait place au chant des grenouilles et au son du vent dans les feuilles des arbres.

L’homme-femme s’arrêta devant une maison de pierre.

La porte en bois était munie d’un heurtoir dont la partie fixe représentait une tête de diablotin.

Charly prit l’anneau et frappa trois coups.

Lorsque la porte s’ouvrit, on leur noua un bandeau sur les yeux par-dessus leurs masques, ne leur laissant pas le temps de voir quoi que ce soit.

Charly se sentit soulevée par plusieurs bras et transportée à l’intérieur. Puis, des mains passèrent sous sa robe. Elle frémit à leur contact chaud sur sa peau. Son souffle s’accéléra.

On lui ôta sa robe avant de la soulever à nouveau et de la déposer en hauteur sur ce qui lui sembla être un autel. Elle était allongée maintenant et ne portait que son masque et le bandeau sur les yeux.

Elle fut envahie par une odeur de cannelle mêlée de vanille avant de sentir un liquide tiède couler au milieu de son front de façon régulière comme s’il sortait d’un robinet.

Elle respira profondément et petit à petit toutes les tensions quittèrent son corps.

Puis, une main se posa sur son pied une autre sur son épaule, et bientôt ce furent une dizaine de mains qui parcoururent son corps. Elle ressentait le bout de leurs doigts ou leur paume l’ausculter, allant dans chaque recoin. Elle sentait des souffles chauds sur sa peau. Elle ne savait pas si Marc faisait partie de ces mains anonymes qui la caressaient.

Elle lâcha totalement prise, prenant conscience de chaque partie de son corps et se laissant enivrer par l’odeur de l’huile.

Une main s’appliquait à caresser délicatement son pubis, une autre écarta ses cuisses et les lèvres de son sexe. Un doigt s’introduisit en elle et la massa de l’intérieur. Le doigt ressortit et un autre la pénétra pour l’ausculter avec le même soin. Elle savait qu’il n’appartenait pas à la même personne, car il était plus large.

Toutes ces mains qui la touchaient faisaient monter le plaisir en elle. Une onde d’excitation la traversa. Charly se cambra et écarta plus largement ses cuisses. Alors une bouche se posa sur la sienne, elle se laissa baiser ainsi délicatement sans ouvrir les lèvres. Puis, une dizaine de bouches explorèrent son corps. Elle laissa échapper un profond gémissement alors qu’une de ces bouches embrassait son sexe à présent mouillé et gonflé comme si elle voulait entrer en elle.

Comme chaque année, je vais passer mes vacances d’été chez mes parents, dans une petite ville de province aussi pourrie que toutes celles qui morcellent le pays en petits bouts d’ennui interminable. C’est un retour à la case familiale pour trois longs mois suffocants.
Ils sont du genre décourageant, ils s’aiment comme deux adolescents. J’ignore si grandir auprès d’un couple aussi heureux est un avantage ou pas, car comment être à la hauteur d’un modèle aussi rayonnant ? Mes relations avec les hommes ont toujours été tumultueuses. Je prends, je jette, ça passe parfois, et ça casse souvent. Un peu comme si sans drame, sans tumulte, rien de tout ce qui peut se créer entre deux êtres n’avait de valeur, comme si sans heurts les liens tissés étaient irréels et pouvaient s’envoler d’un coup de vent.
Pour prolonger leur week-end en amoureux, mes parents ont demandé à leur voisin de venir me chercher à la gare. Quel genre de personnes envoient leur voisin récupérer leur fille, après six mois d’absence ? J’aurais voulu ne plus être invisible à leurs yeux. Aussi, quand le voisin a chargé mes valises dans son coffre, je fulminais à l’intérieur sans rien laisser paraître. Ces vingt minutes de trajet allaient être longues. Un rien m’irritait, sa voiture par exemple. Qui aujourd’hui conduit encore une 2CV ? Sérieusement, sans clim ni vitres électriques ! Même au plus haut de sa gloire, elle était déjà obsolète. Et sa tête d’employé des pompes funèbres me collait la nausée, je ne voyais en lui qu’un pauvre type dépressif.
À l’arrêt au feu rouge, la légèreté de ma robe me vaut les sifflements et les réflexions désobligeantes de deux jeunes idiots en scooter. Le feu vert leur remet du plomb dans la tête et ils démarrent en trombe, me laissant décontenancée devant les yeux ahuris de mon chauffeur. C’est alors que je réalise que le voisin ne m’a pas regardée une seule fois, pas un seul coup d’œil pour mes jambes dénudées sous ma robe courte, ni pour ma poitrine libre sous le tissu flottant. Il lui vient seulement à l’esprit que ma tenue n’est peut-être pas conventionnelle. Il se tourne, saisit à l’arrière un gilet marine à grosses mailles et me le tend : « Il y a un peu de vent, tu dois avoir froid », me glisse-t-il d’un ton mi-exaspéré mi-paternel avant de redémarrer les yeux désormais braqués sur la route. Curieusement, son gilet, imprégné d’un relent de parfum de quadra ringard, me réconforte et je finis, bercée par la route, par m’endormir contre la vitre.
Arrivés devant la maison, il me secoue l’épaule doucement, me tend le double des clés, largue mes valises dans le hall et me quitte poliment en m’assurant de sa disponibilité en cas de besoin. Le numéro est sur le guéridon du téléphone. Il doit retourner à sa librairie.
Je me retrouve seule, sur le seuil de la maison de mon enfance. Je m’effondre en larmes. Même à l’agonie, je ne l’appellerai pas.

Les après-midi, en attendant que mes amis d’enfance sortent du travail, je m’installe sur une chaise longue, histoire de prendre quelques couleurs. Bien souvent, j’en profite pour fumer de l’herbe. Les heures s’écoulent beaucoup plus vite en étant défoncée. Le voisinage est désert, j’allume le poste de radio, je m’allonge en culotte et laisse le soleil me caresser voluptueusement la peau. Je savoure le vide intersidéral qui me traverse, bercée par les stupides rengaines estivales. Je ne pense à rien. Je ne suis plus rien. Dans cette parenthèse close dont je suis l’unique habitante, je réapprends à respirer. Les rayons me brûlent le corps, la chaleur est étouffante, mais pour rien au monde je ne renoncerais à ces instants où l’air lourd peine à entrer dans mes bronches et où la température m’étourdit. Je suis incapable de mobiliser mes ressources pour vaincre cette paresse juilletiste qui s’allonge de tout son poids sur ma carcasse.
Je ne l’entends pas arriver. Son pas est léger, comme s’il s’excusait d’être là. Il donne l’impression qu’il en est de même pour le reste de sa vie. Il est transparent, inaudible, anonyme. Devant mon air surpris, il s’approche, il ne veut pas me déranger, il apporte juste des livres pour ma mère.
Il se sent confus, comme un gamin pris la main dans la boîte à biscuits, il regarde par terre, mal à l’aise d’avoir brisé ma bulle d’intimité. J’enfile un T-shirt pour couvrir mes seins nus :
— Ce n’est pas grave, lui dis-je, merci pour elle, tu n’as qu’à les poser sur la table de la terrasse, ajouté-je en la désignant du menton, amusée que ma semi-nudité le trouble, mais quelque part aussi, flattée.
— Toutes mes excuses, surenchérit-il, je pensais trouver tes parents. Tout va bien ? s’inquiète-t-il, sûrement rapport à l’odeur de beuh et à mon regard flou qui ne laissent aucune place au doute.
— Oui, ils sont partis en week-end hier. Ce n’était pas prévu, je réponds, agacée par l’allure d’interrogatoire de police que prend cette discussion.
Je préfère détourner les yeux pour y mettre rapidement un terme.
— Non, je veux dire toi, insiste-t-il, ça va ?
Et il plante droit dans le mien son regard azur à demi plissé par l’inquiétude et les rayons aveuglants, on dirait un héros de western dont la silhouette se découpe à contre-jour.
— Oui, oui.
J’entends ma voix éraillée qui tente en vain de donner le change tandis ma tête dodeline de manière peu crédible, mes orteils titillant une brindille innocente. Je n’avais pas envie d’être plainte, pas envie d’avouer mes échecs, ni de les entendre se faire une place dans la réalité.
— S’il y a un souci, je suis juste à côté, tu sais ? relance-t-il de sa voix paternelle, comme s’il comprenait ma pudeur.
C’est sympa de sa part. N’étant pas d’un naturel bavard, son ton embaume la gentillesse. Il est sincèrement désolé pour moi. La plupart des gens auraient passé leur chemin en fermant les yeux. Lui n’oublie pas qu’il est un père aussi, il se sent sans doute concerné de me savoir si souvent livrée à mon propre sort. Je l’invite à rester un peu avec moi. Tant mieux, il n’a rien à faire, ses jumeaux ne sont pas chez lui. Il prend une bière dans le frigo et s’installe sur le gazon à mes côtés.
— Tu ne t’ennuies pas trop, toute la journée ici ? me demande-t-il en dénouant ses baskets en tissu, découvrant de grands pieds pâles et ridicules.
J’explose de rire. Il est tellement décalé avec son pantalon de toile beige et son polo boutonné jusqu’en haut. Une vraie caricature de banlieue chic ! Je regarde avec curiosité ses grands orteils poilus, incongrus, hors contexte. Il rit à son tour et il ressemble à un ado coincé dans un déguisement d’adulte. Je l’ai rarement vu sourire. Ainsi illuminé, il fait quinze ans de moins. « Ça fait des siècles que je n’ai pas fumé de marie. J’ai oublié ce que ça fait », me lâche-t-il, détournant le regard vers son jardin. Il est triste. Je veux dire que la tristesse fait partie de lui. Ils sont reliés et indissociables. Un état de fait. J’ai peu de souvenirs du couple de gentils voisins dont parlent parfois mes parents, comme si la photo s’était effacée avec le temps. De lui, je ne garde que l’image de cet individu affligé et gris, perpétuellement en deuil de sa femme partie avec un autre.
Je lui tends mon joint et il me dévisage, hésitant, tiraillé entre une envie nostalgique et l’austère responsabilité parentale. Finalement, il le prend et inhale avec délectation. Je m’assois près de lui et nous nous allongeons dans la pelouse. Nous ricanons bêtement devant ce beau ciel bleu sans nuages. Il me raconte qu’à mon âge il adorait fumer aussi, qu’il a arrêté après son mariage. Il ressasse ses vieilles conneries de jeunesse. Je pouffe à ses anecdotes, même si une partie de moi a du mal à croire que cet homme-là a pu faire ces bêtises. Cela me semble aux antipodes de sa personnalité. Ça l’amuse : « Vous, les jeunes, vous croyez avoir le monopole de la connerie, mais on a vécu avant vous, nous, les vieux singes. »
Je me dresse sur mon coude et je lui fais face. J’essaie de l’imaginer il y a vingt ans. Je me dis que je ne l’aurais même pas considéré. Il devait sûrement avoir le look du geek sage, encore plus squelettique qu’aujourd’hui, le mec discret que je n’aurais même pas calculé. Ça l’éclate que je lui dise ça, il me confirme qu’il était le rat de bibliothèque du lycée, la caricature du mec à lunettes, toujours derrière un livre, jamais à sa place, le genre puceau devant lequel on fuit. J’ironise en ripostant que ça vaut mieux que d’être la salope qu’on évite du regard. Il se dresse alors à son tour sur son coude et me rétorque: « Ce ne sont que des étiquettes débiles, ne les laisse pas te définir, il n’y a que toi pour savoir qui tu es vraiment. Quand tu seras adulte, plus aucune de ces stupidités ne comptera. »
J’avais envie de lui répondre que, justement, je ne savais plus trop, mais cette putain de boule dans la gorge est revenue au galop, alors je me suis juste recouchée dans l’herbe. Son silence me rassure. Sa respiration calme me repose, comme s’il me comprenait. Il ne cherche pas à me réconforter. C’est un homme de peu de mots, qui a de la place pour la compassion. C’est suffisant. Je trouve curieux d’être allongée à côté de cet étranger, car je ne le connais pas tant que ça finalement, et que nous partagions cette réciprocité d’une profondeur dérangeante. Quand on souffre, on n’a pas envie d’imaginer que cette souffrance est le présent d’autres que vous. On voudrait qu’elle n’appartienne qu’à soi, la posséder égoïstement et s’en repaître sauvagement. J’apprécie qu’il n’exhibe pas la sienne, qu’il se contente d’accueillir la mienne en silence.
Sa tristesse, je peux la sentir qui l’enveloppe, comme une deuxième peau. Elle est dans le ton de sa voix, dans l’ombre de ses yeux, la nonchalance de ses gestes, dans le silence qu’il prolonge en avalant la fumée, dans cet acharnement à devenir transparent. Sa tristesse, il l’exhale et elle rejoint la mienne. Elles se prennent par la main. Nos consciences se sont éteintes et il n’y a plus que quelques nuages dans le ciel pour nous tenir compagnie. Comme nous, on les a oubliés.
Inconsciemment, je pose ma tête sur son épaule. Il incline la sienne contre la mienne. Nous avons franchi cet océan d’isolement autour de nous. Nos deux solitudes reposent l’une à côté de l’autre sans interagir. C’est étrange de le respirer de si près, presque intime. J’ignore tout de cette sensation. Il y a tellement de distance entre mes congénères et moi que je ne l’ai jamais expérimentée.
On est si bien que ça me paralyse. Je n’ose plus bouger. Sa barbe me pique le front. Je suis dans cet état proche de l’endormissement, figée par l’instant, bercée par son cœur qui bat mollement. Impossible de mesurer les minutes qui filent, elles s’enfuient imperceptiblement.
Et puis, comme un orage déchire le ciel, mes copines arrivent. Il part comme un lonesome cow-boy, les baskets à la main. « Je savais pas que tu faisais dans la gérontophilie, maintenant », commencent-elles. « De toute façon, toi, tant que c’est un mec… », poursuivent-elles avant de m’interroger pour creuser un peu plus. Je ne sais pas si je dois y voir de la jalousie ou si elles sont seulement chiantes, mais je m’en fous, je me résigne. Je leur laisse croire qu’elles ont vu juste, mais je sais au fond de moi que c’est faux. Je suis simplement heureuse de ce contact fraternel, cela faisait bien longtemps que l’on ne m’avait pas touchée aussi naturellement, sans artifice.
Ce soir, on a de la compagnie. Il y a ce gars, N., qui travaille à la supérette du quartier. Il a tout un groupe d’amis qui vient passer la soirée chez moi. Je me prépare pour la sacro-sainte comédie nuptiale. Il ne me déplaît pas. Au contraire. Il est physiquement très attrayant. C’est moi qui l’ai accosté, et avec le rentre-dedans que je lui ai fait, aucune hésitation possible quant à l’issue de notre rencontre.

Il était presque minuit lorsque Charlotte sortit de la berline noire et parcourut à pied les quelques mètres qui la séparaient de la grande porte cochère à médaillons.
Elle composa un code, le battant s’ouvrit sur un grand hall. Elle ne prit pas la peine d’allumer, traversa la vaste cour intérieure, puis une autre plus petite. Ses hauts talons résonnaient sur la pierre. Elle s’arrêta devant une deuxième porte en bois sombre. Elle regarda sa montre, attendit quelques secondes avant de frapper deux coups. Le ventail s’ouvrit sur un escalier de pierre en colimaçon.
Elle ignora l’homme noir à l’allure de catcheur trop étriqué dans son costume trois-pièces.
Elle arriva dans une antichambre feutrée et s’installa dans un large fauteuil voltaire. Une jeune femme ne tarda pas à lui apporter sur un plateau une coupe de champagne à côté de laquelle se trouvait un loup. Si Charlotte se rendait dans cet endroit plus que régulièrement, la jeune fille n’eut pas un regard de connivence et la servit comme si elle la voyait pour la première fois ou plutôt fit en sorte qu’il n’y ait aucun eye contact.
Charlotte mit son loup puis prit le temps de déguster sa coupe confortablement installée.
Une fois terminée, elle se leva et se dirigea vers une porte dissimulée par un lourd rideau de velours noir. Il fallait ouvrir une seconde porte avant d’arriver dans une grande salle faiblement éclairée où toutes les personnes présentes portaient également un masque.
La pièce ressemblait à une rotonde surplombée d’une galerie accessible par plusieurs escaliers de pierre.
Charlotte s’installa à une table disposée à côté de l’une des colonnes de pierre entourant la salle et un serveur ne tarda pas à lui apporter un cocktail.
Elle but le contenu d’une traite, ne s’intéressant qu’à une chose  : les trois numéros inscrits au fond du verre. Elle se leva et se dirigea vers l’un des escaliers, situé à l’opposé, se faufilant entre les tables et la foule.
« 9, 13 et 7 », dit-elle au molosse qui se trouvait devant. À ces mots, il ouvrit le lourd cordon rouge et la laissa passer.
Elle parcourut quelques mètres dans la galerie qui surplombait la salle, laissant traîner son regard au-dessus de la balustrade. Elle passa deux portes avant de s’arrêter devant celle où était inscrit le chiffre 13. Un autre cerbère lui ouvrit le passage vers un couloir sombre et étroit dont les murs de pierre étaient réchauffés par une tapisserie aux motifs moyenâgeux faisant toute la longueur du couloir.
Après quelques pas, elle s’arrêta devant la porte 7. Cette fois-ci, personne ne lui barrait le passage et elle n’eut plus qu’à tourner la poignée métallique.

Trois hommes étaient assis dans un salon Louis XVI devant une grande cheminée et lui tournaient le dos.
Eux aussi portaient des masques noirs. Ils avaient des verres à la main comme des amis prenant un apéritif au coin du feu sauf que personne ne parlait.
La pièce était parfaitement silencieuse. Seul le crépitement du feu animait de temps en temps l’atmosphère.
À son arrivée aucun homme ne broncha. Elle avança, faisant résonner le sol en tomettes de ses hauts talons pour se poster devant eux. Une autre jeune femme masquée elle aussi arriva par une petite porte située au fond de la pièce. Elle portait pour uniques vêtements un corset noir, des chaussures noires à talons et ses mains étaient gantées de velours rouge. Ses jambes noires et veloutées, bien que nues, semblaient habillées d’un collant sombre.
Elle passa derrière Charlotte et l’effeuilla jusqu’à ce qu’il ne lui reste que sa culotte et ses hauts talons.
À chaque vêtement ôté, celle-ci pouvait voir des yeux briller davantage sous les loups, des lèvres s’humecter, des bouches rester entrouvertes et des entrejambes gonfler en même temps qu’elle sentait l’excitation monter dans ses veines.
L’un des hommes se leva et se mit à genoux devant elle, descendit sa petite culotte de dentelle noire, écarta les lèvres de son sexe afin que tous puissent le voir avant de donner de lents coups de langue.
Charlotte plongea ses mains dans les cheveux de l’homme et accompagna ses coups de langue de mouvements de bassin rythmés, ne quittant pas du regard les yeux des deux autres. À deux coups de langue de l’orgasme, l’homme revint s’asseoir et un autre prit sa place. Le corps de Charlotte s’embrasait au gré de l’excitation qui la traversait et de la chaleur du feu qui crépitait derrière elle. L’homme enfonça son majeur dans son sexe, Charlotte grimaça légèrement. Il retira son doigt et le lui tendit, se tenant toujours à genoux. Charlotte prit le doigt qu’il lui présentait dans sa bouche et en ôta la chevalière. Il la pénétra alors de son doigt, la faisant tressaillir de ses va-et-vient.
Une fois terminé, elle lui remit sa bague puis le dernier homme vint écarter son sexe mouillé de salive et d’excitation. Il lécha son clitoris lentement avant d’enfoncer sa langue dans sa vulve bien ouverte. Les deux autres hommes se levèrent, l’un l’embrassa longuement pendant que l’autre lui mordillait un téton.
Charlotte ne put retenir un gémissement de plaisir. Elle accompagnait la cadence de mouvements de bassin de plus en plus rapides et lorsqu’elle n’y tint plus laissa son corps convulser de plaisir comme une décharge partant de son entrejambe jusqu’au sommet de son crâne.
Elle crut défaillir, mais les deux hommes à côté d’elle la soutinrent. L’homme qui était à genoux se leva et la retint dans ses bras. Charlotte regarda celui qui lui avait si magistralement donné le plaisir final. Elle pouvait voir ses cheveux noirs bouclés, ses lèvres charnues au-dessus d’un menton fendu d’une fossette. Mais ce qui la frappa davantage fut son regard, il avait les yeux vairons : l’un bleu, l’autre marron.

La porte du fond s’ouvrit à nouveau et la jeune fille en corset qui l’avait dévêtue réapparut avec une bassine de cuivre et une grosse éponge. Elle lui fit la toilette devant les trois hommes qui s’étaient assis et sirotaient ce qui ressemblait à du whisky sans perdre pour autant une miette du tableau clair-obscur devant eux.
Une fois lavée de sa sueur, des traces de musc et de son propre plaisir, elle lui remit ses vêtements.
Charlotte salua de la tête les trois hommes avant de repartir.

Il était quatre heures trente du matin lorsqu’elle tourna la clé dans la porte de son appartement.
Le soleil commençait à pointer son nez et bientôt tout serait inondé de lumière.
Charlotte se déchaussa et alla se faire un café. Elle se laissa tomber sur le canapé devant les énormes baies vitrées de cet ancien atelier d’artiste et lorgna un morceau de pizza rassise et racornie qui traînait sur la table basse.
Fromage, tomate, mozza, pas de quoi se choper une intox, pensa-t-elle avant d’y croquer à pleines dents.
Elle retira sa perruque blonde puis se leva, admirant la vue imprenable qu’elle avait sur les quais de Seine.

— Charly ! aboya le commissaire Buisson en passant devant son bureau. On a un homicide, venez tout de suite.
— J’arrive.
Il était huit heures du matin. Charly rangea un dossier, prit son carnet et se rendit dans le bureau de Buisson. Anthony, garçon d’apparence frêle et trop érudit pour être flic, était déjà là.
Quant à Buisson, il portait bien son nom. On imaginait un personnage imposant, un peu joufflu, à la barbe de trois jours et aux cheveux grisonnants hirsutes et c’est exactement à cela qu’il ressemblait.
— C’est quelque chose qui doit rester confidentiel. Pas un mot aux journalistes avant que l’on en sache davantage, dit-il de sa voix grave légèrement cassée.
Charly et Anthony froncèrent les sourcils, curieux d’entendre la suite.
— Le président de l’Assemblée nationale, Visconditi, a été retrouvé mort dans une sorte de lupanar, enfin, un drôle d’endroit. On a une équipe scientifique sur les lieux qui nous attend, dit-il en décrochant sa veste du portemanteau.
— Un lupanar… le président de l’Assemblée, bon sang ! Y a que des obsédés en politique, c’est pas possible, s’exclama Anthony.
— Ouais, comme quoi y a pas que dans le monde du foot qu’il faudrait mettre de l’ordre, soupira le commissaire.

À peine entrée dans l’appartement, elle s’était mise à fureter de pièce en pièce…
— Tu cherches quelque chose ?
Elle avait haussé les épaules.
— Devine… tu dois bien avoir un pieu quelque part.
— Ma chambre est au fond à gauche… mais tu veux pas boire un verre ?
Elle l’avait toisé :
— Tu voulais me baiser, non ?… Eh bien, allons-y !
— On n’est pas aux pièces. Tu veux pas boire un truc… un whisky avec de la glace, du Schweppes ?
— Il est plus de trois heures, je commence à être fatiguée.
Elle s’était dirigée vers la chambre en semant ses fringues comme un Petit Poucet. D’autorité, elle s’était jetée au plume…
Il l’avait rejointe. La chaîne hi-fi était tout près du lit et il avait fouillé dans ses CD, cherchant une musique de circonstance.
— Laisse ça, tu veux !
Un peu décontenancé, il s’était déshabillé et s’était glissé bien au chaud tout contre elle. Lentement, il l’avait caressée, avait palpé ses seins, léché sa nuque… C’était doux, tendre, si jeune, si lisse !
Ça n’avait pas eu l’air de la brancher :
— Qu’est-ce que t’attends ? Tu viens ou quoi ?
La faible érection qui avait grimpé en lui lorsqu’il la caressait avait chuté d’un coup…
Brusquement, elle avait dirigé sa main menue sur sa queue…
Il avait essayé de la retenir, mais plus rapide, elle avait faufilé son bras.
— Tu bandes même pas !
Avec un peu de fierté, il avait balancé :
— T’inquiète, ça va venir !
Une putain de suée lui avait pris la tête. C’est vrai qu’il se sentait plutôt mou. Il n’aurait pas dû boire autant, surtout ces mélanges whisky-tequila. Et puis, bordel, c’était la première fois qu’une fille lui parlait ainsi.
Frénétiquement, elle se mit à le masturber, mais ça n’eut aucun effet… Au contraire, il avait l’impression que son sexe se réduisait dans ses doigts comme une peau de chagrin. Il tenta de recentrer son esprit sur ses seins qu’il se mit à sucer et mordre. Rien n’y fit. Elle lui asséna le coup de grâce, se dressant soudain dans le lit pour le regarder droit dans les yeux :
— C’est quand tu veux !
Au propre comme au figuré, il essaya de reprendre la main, la rabrouant à son tour :
— C’est pas comme ça que j’ai envie de baiser. Si on doit jouer ce petit jeu, ça m’intéresse pas.
— Alors, ce sera pour une autre fois. J’ai sommeil, moi.
Elle se tourna vers le mur et dix minutes plus tard, elle en écrasait. Il resta à gamberger, les yeux grands ouverts. Bien fait pour sa pomme. Il avait joué au coq et s’était fait moucher. Putain de caractère ! Il avait été attiré par son côté zone, il en avait pour son argent.

Leur petit vaudeville avait commencé quelques mois plus tôt. Ils fréquentaient le même bistrot, le Cristal Bar. Ils se croisaient souvent à l’heure de l’apéro. Lui faisait partie d’un petit groupe de sportifs qui se réunissait avant les entraînements, elle d’une bande de musicos un peu déjantés. Non pas qu’elle soit réellement musicienne ! Elle tapait juste sur des tambourins, participait aux chœurs, jonglait un peu, bref, elle mettait surtout de l’ambiance.
Fatalement, dans le bar il y avait eu des regards échangés. Il lui avait même payé un verre à deux reprises. Elle était toujours partante pour une mousse. Il ne lui avait pas caché qu’elle lui plaisait. Ses tee-shirts sans soutien-gorge l’excitaient. Quand elle avait picolé, elle chantait à tue-tête des chansons de marins et sa poitrine ballottait délicieusement. Ses seins somptueux sur ce petit corps de grenouille le mettaient dans tous ses états. Elle n’avait sans doute guère plus de vingt ans, mais ça ne l’affolait pas. Il savait par expérience que ce genre de fille préfère souvent les mecs qui ont de la bouteille. Son look de zonarde l’inquiétait un peu plus. Elle avait une mèche rouge sur des cheveux blonds très courts, des piercings sur la paupière et le nombril, et d’énormes godasses militaires. Il ne se voyait pas l’emmener dans les restaus où il mangeait d’habitude. Mais pour un coup en passant…
À trente-trois ans, il avait parfois le sentiment de s’ennuyer. Sa vie était faite. Un boulot sur des rails à l’INRA, de la thune et une jolie nana prof de bio. Il ne lui restait plus qu’à se laisser porter, attendre doucement la fin du film. Tout cela semblait bien loin de ses rêves d’ado. Pour se donner le change, il traînait souvent le soir, recherchant de nouvelles rencontres, le sexe sans lendemain, les filles qu’on baise au fond d’une bagnole et dont on oublie aussitôt le visage. Ces soirs-là, il se sentait chasseur avec les belles poussées d’adrénaline qui vont avec. Sa femme, qui travaillait à Toulouse, y restait la moitié de la semaine au domicile de ses parents. Ça lui laissait du temps pour de petits extras.
Au début, cela avait été comme des bulles d’oxygène. Mais plus ça allait, plus il en avait besoin. Rien d’autre ne lui donnait autant le sentiment d’être vivant. Il n’aurait pas supporté qu’on dise de lui qu’il était malheureux. Au contraire, il se voulait quelqu’un de parfaitement équilibré, à l’aise dans sa vie. Il manquait parfois d’air, c’est tout !
À plusieurs reprises, il avait entendu la bande de musicos parler d’un bistrot à la sortie de la ville qui donnait des soirées tous les vendredis. Le Macumba. Il s’était renseigné, savait qu’elle y était souvent scotchée jusqu’à la fermeture à se mettre minable au Chivas. Un week-end où il avait la nuit de libre, il s’était décidé.
C’était comme un challenge. Il la lui fallait. Peut-être parce qu’elle représentait tout ce qu’il n’avait pas, tout ce qu’il n’était plus ou n’avait jamais été.
Dès qu’il était entré, elle avait compris pourquoi il venait et l’avait aussitôt allumé, lui gigotant des seins sous le nez sur une reprise de Satisfaction… S’il n’avait pas été à la hauteur de Mick Jagger, il s’en était tout de même pas mal sorti. Il avait rejoint la piste, se lâchant au maximum. Dans ce genre d’endroit, il ne risquait pas de rencontrer du monde. Cela tenait plus du vieux rade à poivrots que de la boîte de nuit. Pas de fauteuils moelleux, pas de lumières stroboscopiques… juste des banquettes en skaï défraîchies et une piste à peine plus grande que son salon, mais sur laquelle il y avait pas foule, vu que la plupart des clients restaient vissés au bar. Quant à la musique, c’était plutôt atypique, du vieux rock standard à Manu Chao. Visiblement, le disc-jockey ignorait la techno.
Deux heures plus tard, ils dansaient chevillés l’un à l’autre. Elle enchaînait les tequilas et riait comme une folle tandis qu’il lui léchait les oreilles en pétrissant ses seins. À la fermeture, il lui avait montré les clés de sa voiture et elle avait suivi. Avec un brin d’ironie, elle lui avait juste demandé s’il n’avait pas peur qu’elle gerbe sur sa moquette. Il avait su répondre du tac au tac :
— Pas d’angoisse ! C’est du carrelage, je passerai la serpillière. Pour la voiture, j’ai toujours un seau à champagne.
Elle avait semblé apprécier.
Il aurait dû se douter que ce ne serait pas aussi simple qu’il le croyait. Ce genre de nana, c’est toujours un sac d’embrouilles. Il allait falloir assumer.